20 septembre 2010

Si Angkor avait calculé son empreinte écologique...

Angkor, qui fût la capitale de l'empire Khmer entre le IXème et le XVIème siècles, caractérise encore aujourd'hui l'identité du Cambodge. Ses ruines fantastiques matérialisent l'idée qu'une civilisation, aussi puissante soit elle, peut disparaître quasiment du jour au lendemain. L'épanouissement de la civilisation Khmer s'est effectuée grâce au génie urbain qu'elle a déployée, qui a aussi été l'instrument de sa chute. Explications.

Depuis 2001, une étude archéologique à grande échelle, le Greater Angkor Project (GAP), rassemble l'Université de Sydney, l'École française d'Extrême-Orient (EFEO), et The Authority for the Protection and Management of Angkor and the Region of Siem Reap (APSARA) avec le support de l'Australian Nuclear Science and Technology Organisation (ANSTO). Elle étudie les raisons du déclin d'Angkor et de son abandon en 1431, avec l'intention d'en tirer des enseignements sur l'exploitation durable des ressources naturelles pour l'agriculture. La cité bâtie autour d'Angkor était le complexe urbain le plus vaste de l'ère pré-industrielle, éclipsant de loin des cités Maya comme celle de Tikal au Guatemala. Le centre urbain s'étendait sur 400 km² et la surface totale atteignait 3 000 km². On évalue la population à l'apogée de la cité à 700.000 habitants.


Un système hydraulique colossal
En 2000, un groupe d'archéologues cambodgiens, français et australiens a demandé à la Nasa de les aider  en sondant le sous-sol du site. Les images fournies par les radars ont permis de trouver les traces d'anciennes routes, de canaux et de bassins. En combinant ces images, des prises de vues d'avion et des relevés topographiques, ces archéologues ont pu retrouver l'emplacement de plusieurs milliers de bassins d'eau ainsi que de 74 temples. Ils ont conclu que le réseau de canaux d'irrigation permettait d'alimenter des cultures de riz s'étendant sur 20 à 25 kilomètres au nord et au sud d'Angkor jusqu'au lac Tonle Sap. Ces travaux ont également permis de trouver des indices qui tendent à confirmer la théorie selon laquelle un désastre écologique a précipité l'effondrement de la civilisation Khmer au XIVème siècle. La pression démographique qu'a subit Angkor a nécessité d'alimenter la population en nourriture et en eau. Il a fallu bâtir en conséquence un système hydraulique complexe qui devait remplir les objectifs suivants:
  • satisfaire les demandes en eau des foyers,
  • alimenter les rizières,
  • évacuer les eaux usées,
  • absorber des variations de précipitations (moussons),
  • asseoir la dynamique religieuse du pouvoir royal.

Description du  système hydraulique d'Angkor
Le système hydraulique d'Angkor a vu le jour au IXème siècle. L'eau était issue de puisements dans la nappe phréatique, de récupérations des eaux de moussons et de la déviation de la rivière SiemReap à Phnum Khlat à partir du Xème siècle. Le système de canalisation a permis l'alimentation par gravité en eau de tout le site, tout en interdisant à la rivière de le traverser. Il a fallu pour cela organiser l'écoulement de l'eau par la réalisation de trois types d'ouvrages complémentaires:
  • Des ouvrages de stockages: les barays (prononcer baraï). Il s'agit d'un lac construit en surélévation: l'eau est contenue entre des digues, au dessus du niveau de la plaine avoisinante. La digue était élevée en remontant la terre des fossés qui étaient creusés sur ses deux flancs. Une fois le bassin en charge, le fossé extérieur, tel un drain, reccueillait les infiltrations d'eau. Cette technique présentait trois avantages majeurs. Premièrement, c'est l'architecte et non la configuration du terrain qui imposait l'emplacement du réservoir: l'orientation sacrée, dictée par la religion, pouvait être respectée. Deuxièmement, cette technique permettait de réduire au minimum les travaux de terrassement et le volume de terre à déplacer: il suffisait de creuser de part et d'autre de la digue pour élever celle-ci. Troisièmement, de simples saignées dans les digues, judicieusement implantées et réglées, diffusait l'eau en n'utilisant que l'énergie gratuite et éternelle de la pesanteur. A coté, nos noues contemporaines auraient fait pâles figures.
  • Des ouvrages de circulation: Afin de connecter les différents sites les uns avec les autres, il a fallu créer des canaux, des digues de déviation, des digues de rétention des crues et des digues de protection. Ces réalisations permirent à l'agglomération d'éliminer pendant plusieurs siècles les risques de crues ravageuses à l'intérieur de la Cité.
  • Des ouvrages d'art: Les structures qui parsemaient le chemin de l'eau comme les tunnels, les petits barrages et les ponts étaient autant de supports de sculptures, le plus souvent religieuses. De plus, ne pratiquant pas la technique de la clé de voute, les Khmers ne fabriquaient que des ponts à arches étroites. Ainsi, pour permettre le passage des eaux de crue, il fallait élargir le lit de la rivière, voire au moins le doubler à l'endroit du pont.
Ces ouvrages, qui témoignent d'un niveau de technicité important, n'ont pas suffit à enrayer la chute de l'empire. Ils y ont même d'une certaine manière contribués.

Les clefs de l'effondrement d'une civilisation
Force est de constater que toute l'ingéniosité développée n'a pas suffit à empêcher cette civilisation de disparaître en 1431 lors d'une invasion Siam qui a achevé un royaume déjà déclinant. Angkor a été en quelque sorte victime de sa puissance. La densité de population a transformé la sédentarisation d'un peuple et son approvisionnement en un casse-tête gigantesque. Comment faire pour alimenter en eau, en nourriture et en énergie toutes ces personnes? Ces questions restent celles auxquelles nous sommes encore confrontées aujourd'hui lorsque nous voulons maintenir l'équilibre économique et social d'un territoire. Il semble, pour Angkor, que le facteur écologique ait été prépondérant. Il a été découvert que deux sécheresses majeures avaient sévit dans cette région, l’une au milieu du XIVème siècle, et l’autre au début du XVème siècle, coïncidant avec le début du déclin de l'empire. Ces longues périodes de sécheresses, qui durèrent plusieurs décennies, ont été suivies de pluies de moussons d’une intensité inhabituelle provoquant de fortes inondations (qui ont probablement gravement endommagé les systèmes de canaux et de réservoirs). Les experts observent que l'extension de la capitale de l'empire Khmer n'a vraisemblablement pas été sans conséquences pour l'écosystème local et que les problèmes écologiques (déforestation, dégradation des sols, érosion) liés à ce développement ont peut-être contribué à la chute de l'empire. En somme, la croissance économique d'Angkor a saturé les capacités de son écosystème, rendant ses efforts d'adaptation inopérants. L'excellent livre de Jared Diamond, («Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie.») précise les variables qui influent sur la survie des civilisations. Il estime qu'elles sont au nombre de 5: «la dégradation de l'environnement, les changements climatiques, l'hostilité des sociétés voisines, l'assèchement des relations commerciales et des réponses politiques et sociales inappropriées à ces évènements. Aucune variable n'est déterminante seule, mais leur accumulation dans une société amène sur la voie de l'effondrement par augmentation de sa probabilité de survenue». Angkor, en cumulant au moins trois de ces handicaps, n'a pas su survivre. Prendre du recul et observer l'Histoire peut nous aider à faire preuve d'humilité en intégrant l'écologie dans nos desseins. Ce facteur prépondérant, souvent perçu comme une contrainte, n'est pourtant pas le problème de nos villes, mais la solution au défi urbain qui s'annonce. Pour maîtriser ce paramètre d'épanouissement de la ville, de nombreux outils sont aujourd'hui élaborés. Ils nous permettent d'appréhender avec une meilleure visibilité l'importance de "l'écologie urbaine".


Introduction à l'empreinte écologique
L'empreinte écologique est «un outil de comptabilité en matière de durabilité, consistant à mesurer la superficie totale des terres productives et des eaux nécessaires pour satisfaire indéfiniment le rythme auquel une population humaine donnée consomme des ressources, à l'aide de la technologie alors existante» (définition issue du site d'Environnement Canada). Elle peut s'appliquer aussi bien à un individu que, par extrapolation, à un territoire. Faisons rapidement le calcul pour la civilisation Khmer. En prenant une empreinte moyenne de 0,8 hectares par individu (soit une valeur juste inférieur aux pays dont le taux de mécanisation est quasi-nul) et 700.000 habitants (soit l'acceptation basse du nombre de personne vivant sur le site d'Angor à son apogée), nous aboutissons à une empreinte écologique totale de 5600 kilomètres carrés, soit 2600 kilomètres carrés de plus que la surface estimée du complexe urbain. Ce calcul, bien sûr simpliste, met toutefois en lumière qu'il était impossible pour les Khmers de continuer à exploiter ainsi leurs ressources naturelles, ce qu'ils ont néanmoins fait. Aurélien Boutaud a mis en évidence dans sa thèse («Changer le pansement où penser le changement», qui a donné naissance au livre simplement intitulé «L'empreinte écologique») qu'il y avait une corrélation entre une empreinte écologique très forte et une chute de l'Indice de Développement Humain (IDH). Malheureusement, ces considérations sont largement inconnues aujourd'hui des décideurs qui seraient pourtant bien inspirés, plutôt que de chercher à augmenter sans cesse la population de leur territoire, de commencer à équilibrer autant que possible son empreinte écologique. Faites le calcul pour votre ville, vous verrez, c'est édifiant...

Sources:
  • "L'empire des rois Khmers", Thiery Zephir
  • "Effondrement", Jared Diamond
  • Musée national d'Angkor, Siem Reap, Cambodge